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« Je rêve d'un monde où les enfants philosopheront toute leur scolarité »

 

Régulièrement, je vous propose un portrait, une interview, une rencontre avec un.e praticien.ne en philosophie pour enfants. Une personnalité singulière qui fait la richesse du métier d’anim’ d’ateliers philo-enfants.

Mais pourquoi ?

Pour le plaisir de découvrir, d’abord, et ensuite pour s’enrichir d’expériences, d’outils, d’idées.

 

Le monde de la philo pour enfants est très jeune et très dynamique, de nouvelles « pousses » fleurissent chaque semaine, de nouvelles personnes souhaitent se lancer dans l’aventure et se forment. Alors, ces portraits ont aussi pour vocation de les aider dans ce long et passionnant cheminement.

 

 

 

Aujourd’hui, j’ai le plaisir d’interviewer Nadia Thuilliers, animatrice et fondatrice des « P’tits Philo »

 

Julien : Parle-nous de toi. Comment es-tu entrée dans le monde de la philo pour enfants ?

Nadia : J'ai d'abord étudié la philosophie en faculté à Nice, puis je suis allée à la Sorbonne à Paris. Autant mes trois premières années de philosophie m'ont énormément plu et ont été enrichissantes, autant le côté très universitaire et froid de la Sorbonne m'a déplu.

Je me souviens avoir dit : "ce qui me plairait, c'est faire découvrir la philosophie aux gens, qu'ils se rendent compte que c'est pour tout le monde et pas seulement pour les érudits."

La vie a continué et m'a orienté vers un autre chemin, dans le commerce pendant sept ans, dans deux entreprises.

La dernière a été difficile, mais m'a aidé à me poser les bonnes questions : qu'ai-je envie de faire de ma vie ?

Après un an d'introspection et de recherches actives, je suis tombée sur une publicité Facebook sur les ateliers philo de SEVE. Moi qui tentais de travailler avec des enfants tout en étant maîtresse de ma vie et de mon temps, cela me semblait être une aventure cohérente avec mon parcours et mon histoire. Et je n'ai pas souhaité devenir enseignante, car je ne souhaitais pas avoir à me plier à des règles qui me paraissaient mauvaises. Et aussi parce que j'étais plus intéressée par le développement de la confiance en soi et de l'esprit critique que par l'apprentissage de connaissances.

Et une fois dans la formation Sève, j'ai été passionnée et émue de ce travail avec les enfants.

 

Pratiques-tu une méthode particulière ?

Pour le moment je n'ai pas réellement trouvé de méthodes qui me satisfassent plus qu'une autre. J'explore les différentes possibilités et techniques pour trouver ce qui me convient. En écoutant ce que les autres font, c'est enrichissant. Mais copier exactement ce que les autres font me mettrait dans une situation d'inconfort ou je jouerais un rôle. Or je souhaite être authentique avec les enfants pour créer le lien de confiance dont ils ont besoin. Dire ce qu'on pense dans un groupe, demande du courage et de se sentir en sécurité.

Je travaille globalement de trois façons :

- Un support avec une question initiale et développer la critique du support par rapport à la question.

- L'expression des opinions à partir d'images pour faire émerger des désaccords et les confronter.

- Faire de la production de questions philosophiques afin de problématiser. Le jeu Unanimo de Johanna Hawken est super pour cela. Un mot au centre, chaque enfant propose un mot en corrélation, et chacun produit une question soit à partir d’un mot, soit en corrélant deux mots entre eux. Soit en utilisant un autre concept qui vient interroger le mot choisi.

 

Quels sont tes thèmes de prédilection ?

Le thème des émotions et celui de l'écologie.

Pour le premier, c'est la richesse du thème, ses multiples facettes, les différents supports existants qui permettent de questionner sous différents angles, et le fait que ça touche tout le monde. Les émotions sont au centre de nos vies et moi qui n'ai eu que peu de validation enfant, je suis assez sensible sur ce sujet.

Pour l'écologie, je considère que ce thème est rempli de bien-pensance absolument néfaste pour aborder ce problème fondamental. Je ne remets pas en question l'importance de la conscience écologique et que c'est un problème central. En revanche, sortir des solutions toutes faites est dangereux. Déjà parce que le sujet est global. On ne peut le dissocier de l'économie et de notre quotidien. L’énergie fossile produit tout ce que nous connaissons et utilisons. On ne peut dissocier ce sujet du fonctionnement humain, de ses croyances, du fonctionnement cérébral, des mécaniques de changement. Et le problème écologique, lorsqu'on prend en considération tous ces paramètres, devient une véritable toile d'araignée difficile à démêler et qui demande de faire des choix, de renoncer, et de changer. Jean-Marc Jancovici aborde excellemment bien ces problèmes de façon pédagogique, je conseille ses conférences sur YouTube.

Aussi, ce problème nous interroge sur notre conception de la nature et notre rapport à la vie. Considérer la terre comme ayant plus de valeurs et l'homme comme le destructeur de celle-ci, ça a tendance à cacher les enjeux qui se jouent dans notre quotidien. À quoi sommes-nous prêts à renoncer ? Sous quels principes ? À quelle hauteur ? Si on prend en compte la morale utilitariste qui vise à favoriser l'intérêt général au particulier, il y a de beaux dilemmes moraux qui nous interrogent sur notre capacité à privilégier le bien commun. François Gallichet a proposé un dilemme moral également pour les enfants dans son livre disponible gratuitement sur son site, Pratiquer la philosophie à l'école.

 

Quels outils utilises-tu le plus souvent ?

J'utilise les albums, le photolangage, les vidéos, je m'apprête à créer un jeu pour les maternelles sur les émotions pour mes ateliers.

Il m'est aussi arrivé d'écrire des histoires pour introduire ce qu'est la philosophie, sur le conseil d'une enseignante, et ça a très bien fonctionné.

Pour ce qui est de l'art, j'en ai une connaissance faible, pour le moment ce support ne me met pas à l'aise. En revanche, je fais dessiner les maternelles sur certains sujets et pour développer la pensée autonome (à 4 et 5 ans, ils ont tendance à répéter ce que les autres ont dit).

J'affectionne quand même le ciné-philo pour la simple et bonne raison que les écrans sont partout, et pour le moment, les enfants n'y échapperont pas en grandissant. Alors, autant leur apprendre à observer et à critiquer ce qui est vu.

 

Qu’est-ce que ce métier t’apporte sur le plan personnel ?

De la joie véritablement. De l'émotion également. Un sentiment d'utilité.

Et aussi beaucoup de doutes et un peu de frustration. Aujourd'hui les budgets des écoles privées ne leur permettent pas d'avoir des ateliers sur toute une année, et au moment de dire au revoir, ils commencent à améliorer leur vivre ensemble, leur argumentation, la conceptualisation. C'est là qu'on pourrait travailler la logique, travailler plus précisément, et on doit s'en aller pour recommencer avec d'autres.

Cette année j'expérimente néanmoins six mois d'ateliers au CP/CE1 et CE2/CM1, et neuf mois avec les maternelles.

Les budgets de l'éducation nationale sont faibles également et tout le monde ne peut bénéficier d'ateliers philos. C'est une activité mise au même rang que la musique ou le théâtre. Bien que ces dernières soient merveilleuses à pratiquer et utiles pour se développer et se connaître, je pense que la philosophie (surtout le philosopher) ne devrait pas être une activité, mais un apprentissage du quotidien.

 

Quelles sont les principales difficultés de ce métier ?

Vaste question.

Faire respecter le cadre pour le vivre ensemble, en alliant bienveillance et fermeté, avec des enfants qui vous demandent votre attention, et tous en même temps. Cela demande du temps et beaucoup de répétition avant que cela s'améliore. Sur ce sujet je vais tester un tableau avec un code couleur pour qu'ils évaluent leur comportement et l'amélioration de celui-ci. J'espère que ça les encouragera à vouloir s'améliorer.

Prêter attention aux plus silencieux. Ils ne posent aucun problème et ont terriblement besoin de nous. Mais l'énergie qu'on déploie à la gestion des conflits les met en sourdine, et augmente la croyance qu'ils ont en eux: je suis invisible et dénué d'intérêt.

Par exemple, ce n'est qu'au neuvième atelier que j'ai pu m'intéresser à K., qui est restée silencieuse tout le long. Elle a évoqué le sentiment de honte quand elle devait partager ses idées. J'ai été touchée et triste de voir que pendant toutes ces séances de philosophie elle souffrait intérieurement, et je n'ai pas trouvé comment l'aider.

 

Selon toi, quelles qualités doit avoir un.e anim’ d’ateliers philo pour enfants ?

Savoir se remettre en question et ne pas avoir peur de sortir de sa zone de confort. Accepter que tout ne fonctionne pas comme on l'avait prévu. Être authentique et soi-même avec les enfants. Exprimer ce qu'on ressent aussi lorsque les enfants n'ont pas un comportement adapté. Ne pas les protéger de la frustration et des conséquences de leurs actes, mais plutôt les responsabiliser.

Essayer du mieux qu'on peut de valider les émotions des enfants, les féliciter d'avoir attendu leur tour de parole alors qu'ils coupent la parole facilement.

Et dernière chose, être bienveillante mais ferme. Pour cela, mon mentor est Marva Collins. Je conseille à tous de lire son histoire ou de visionner son biopic. Personnellement j'ai pleuré à chaudes larmes face à la bienveillance encadrée et ferme de cette femme qui a aidé énormément d'enfants.

 

Parmi la longue liste des valeurs transmises par la pratique philosophique, quelle est la plus importante pour toi ?

Difficile de choisir entre l'esprit critique et le savoir vivre ensemble:

- Se respecter les uns les autres, accepter le désaccord et en tirer parti.

- Le doute philosophique. "Je ne sais qu'une chose, c'est que je ne sais rien", Socrate. Savoir questionner le monde est le meilleur outil pour sa vie et pour décrypter les informations qui nous viennent de façon massive.

 

As-tu un souvenir d’atelier, une anecdote, une réflexion d’enfants qui t’ont marquée et que tu voudrais partager avec nous ?

Oui j'en ai trois.

Un élève de CE2, lorsqu'on évoquait le thème de l'obéissance, a posé cette question : “je me rends compte que je ne sais pas ce que ça veut dire obéir ?”

Dans le même temps, un élève m'a dit : “Je croyais qu'on ne pouvait pas parler de tout et en fait si”.

Et ma dernière, les enfants qui expliquaient que s'ils étaient en colère contre une personne il fallait se battre. L'un d'eux a réagi en disant qu'il ne pouvait penser ainsi, sinon ça autoriserait les adultes à être violents entre eux et avec les enfants. Et le premier de dire "mais ils le sont". Alors toutes les mains se sont levées pour raconter une anecdote de violence vécue par des adultes.

 

As-tu quelque chose à ajouter ?

Oui, je rêve d'un monde où les enfants philosopheront toute leur scolarité.

Premièrement, parce que c'est un outil qui développe de multiples compétences transversales et utiles pour la vie.

Mais aussi parce que, lorsque les enfants sont questionnés sur un sujet, ils ont envie de trouver les informations qui prouvent ou expliquent les réponses données. Les apprentissages pourraient se faire plus aisément, car ils reposeraient sur un socle de motivation interne à l'enfant, et aujourd'hui on sait très bien comment fonctionne l'apprentissage, mais ça n'évolue que trop lentement.

 

 

Propos recueillis par Julien Lavenu pour LaboPhilo, 2019.

 

 

Pour contacter Nadia Thuilliers, rendez-vous sur le site des P'tits Philo:

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